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Par   Steve TAMETONG, Ph.D   (Download the Pdf Version)

26 mai 1990, le Social Democratic Front (SDF), parti d’opposition, voit le jour à Bamenda à la suite d’une grande manifestation publique. Les images  montrent les forces de maintien de l’ordre ouvrant le feu sur les manifestants. Novembre 2016, les enseignants et avocats de la zone anglophone manifestent publiquement pour s’indigner contre la « francisation » des systèmes éducatif et judicaire. Les forces de maintien de l’ordre ripostent violement, armes au point. L’on compte de nombreux blessés. 26 janvier 2019, les images d’hommes en tenue ouvrant le feu sur des manifestants dans les villes de Douala et Yaoundé font le tour des réseaux sociaux. La riposte fait suite aux manifestations publiques lancées par le Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), parti politique d’opposition, qui conteste la réélection du président de la République à l’issue du scrutin présidentiel du 07 octobre 2018. Ces situations factuelles illustrent clairement l’usage des armes à feu par les forces de maintien de l’ordre lors des manifestations publiques déclarées, mais le plus souvent interdites. Toute la question est de savoir si le maintien de l’ordre public s’accommode de l’usage des armes à feu à l’occasion des manifestations publiques. Une analyse attentive de la loi n°90-54 du 19 décembre 1990 relative au maintien de l’ordre public permet de dire que l’usage des armes est par principe interdit. Il ne peut y être autorisé que dans les conditions restrictives. Avant d’y consacrer les développements substantiels, il serait judicieux, au préalable, de revisiter le régime des manifestations publiques qui tend à être continuellement dénaturé au nom de la préservation de l’ordre public.

La consécration du principe de la liberté de manifestation publique

La liberté de manifestation publique est un principe fondateur des démocraties modernes. Elle est l’une des figures les plus concrètes de la liberté d’expression. Si elle peut être exercée par les personnes ou mouvements acquis au parti au pouvoir, elle est particulièrement convoitée par les partis d’opposition comme moyen d’expression de leurs désaccords à l’égard de la politique mise en œuvre par le parti pouvoir. Elle suscite particulièrement crainte et aversion chez les tenants du pouvoir politique à raison du cadre physique qui sous-tend son exercice : la rue. Précisément, la manifestation publique est « le fait d’un groupe d’hommes utilisant la voie publique pour exprimer une opinion, par leurs présences, leurs gestes ou leurs cris. Mobile, c’est un cortège. Immobile, c’est un rassemblement ».

La liberté de manifestation publique a été consacrée au Cameroun comme expression du caractère démocratique de l’État. Elle prend source dans la Constitution révisée du 18 janvier 1996 qui affirme dans le préambule son « attachement aux libertés fondamentales inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte des Nations unies, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et toutes les conventions internationales y relatives et dûment ratifiées ». Cette liberté est aménagée par la loi n°90/055 du 19 décembre 1990 fixant le régime des réunions et des manifestations publiques. Pour sa mise en œuvre, la manifestation publique est soumise au régime de la déclaration préalable sept (7) jours francs au moins avant la date de la manifestation. Elle est adressée au sous-préfet qui reçoit la déclaration et en délivre immédiatement récépissé. Le régime de la déclaration oblige donc l’autorité administrative à prendre toutes les dispositions sécuritaires pour encadrer la manifestation envisagée. Cependant, la liberté de manifestation publique n’est pas absolue. Si la manifestation publique projetée est de nature à troubler gravement l’ordre public, l’autorité administrative dispose d’une alternative : soit assigner un autre lieu ou un autre itinéraire à la manifestation, soit l’interdire par arrêté.

Force est de constater que, dans la pratique, l’autorité administrative recourt très souvent à l’interdiction des manifestations publiques au nom de la préservation d’un ordre public difficilement identifiable, dénaturant ipso facto cette liberté. Elle (l’autorité administrative) procède parfois à des interdictions générales et absolues portant ainsi atteinte à une liberté fondatrice de la démocratie libérale. En de très nombreuses occasions, notamment en cas de violation de l’interdiction de manifestations publiques, l’autorité administrative fait recours aux forces de maintien de l’ordre qui n’hésitent pas à faire usage des armes à feu en dépit de l’interdiction de principe consacrée.

L’interdiction de faire usage des armes à feu dans le maintien de l’ordre public

Le maintien de l’ordre public est encadré au Cameroun par la loi n° 90-54 du 19 décembre 1990. L’article 3 (1) de cette loi pose explicitement le principe de l’interdiction de l’usage des armes à feu dans le maintien de l’ordre en ces termes : « l’usage des armes est interdit dans les opérations courantes de maintien de l’ordre ». L’alinéa 2 renchérit en précisant que même « l’emploi du tir à blanc ou du tir en l’air est interdit ». Pour le rétablissement de l’ordre public, les forces de maintien sont autorisées à faire usage, en cas de nécessité, des grenades lacrymogènes, des bâtons et autres instruments similaires. C’est dire que l’emploi des armes à feu est interdit, qu’il s’agisse des balles létales ou non.

Toutefois, l’usage des armes à feu dans les opérations de maintien de l’ordre est admis dans deux hypothèses : 1)  lorsque les violences et voies de fait graves et généralisées sont exercées contre les éléments de maintien de l’ordre ; 2) en cas d’usage d’armes à feu contre les forces de maintien de l’ordre. Même dans ces hypothèses, le recours aux armes demeure rigoureusement encadré. Il n’est admis que si les forces de maintien de l’ordre ne peuvent se défendre autrement et après plusieurs sommations faites par haut-parleur ou par tout autre moyen. Bien plus, l’usage des armes dans les opérations de maintien de l’ordre peut être subordonné à une réquisition expresse de l’autorité administrative. Ce qui n’est pas le cas dans les opérations de lutte contre le grand banditisme ou les bandes rebelles armées. La violation de l’interdiction de faire usage des armes à feu est sanctionnée par l’article 275 du Code pénal relatif au meurtre.

De ce qui précède, l’on est fondé à penser que le caractère illégal d’une manifestation publique ne saurait justifier l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre dans le but de préserver l’ordre public. La violation de l’interdiction de manifester expose simplement les contrevenants aux peines prévues par les dispositions de l’article 231 du code pénal.

Conclusion

Afin de prévenir les dangers inhérents à l’interdiction des manifestations publiques, il est nécessaire que les autorités administratives s’approprient les dispositions de la loi en évitant de convoquer systématiquement le motif « d’ordre public » pour interdire les manifestations publiques. Elles doivent se considérer comme les acteurs principaux de l’épanouissement de la liberté de manifester. Aussi, le juge administratif doit poursuivre son œuvre de veille en annulant avec célérité tous les actes tendant à porter atteinte à cette liberté fondamentale surtout lorsqu’il est établit que l’autorité administrative a fait preuve d’excès de pouvoir. S’il est acquis, le principe de l’interdiction de l’usage des armes dans les opérations de maintien de l’ordre doit aussi être préservé. Il appartient au pouvoir judiciaire d’y veiller pleinement en engageant la responsabilité, à titre principal, des donneurs d’ordre. Cette action de veille doit être accompagnée par des dénonciations de la société civile, de la Commission des droits de l’homme et des ONG. Ces dénonciations doivent être poursuivies par des actions en responsabilité des acteurs principaux devant les instances régionales et internationales de protection des droits de l’homme.

Steve TAMETONG is a Senior Analyst, Deputy Director of Democracy and Governance Division at the Nkafu Policy Institute of the Denis & Lenora Foundation. He holds a Ph.D. in Public Law from Dschang University. He also holds a Ph.D. in Governance and Regional Integration from the Institute of Governance, Humanities and Social Sciences of the Pan-African University (African Union).