Par Steve Tametong Nguemo Tsidié, Ph.D (Pdf Version)
Dans cet article, nous démontrons comment la pandémie du COVID-19 impacte le secteur des marchés publics au Cameroun, en dérogeant s’agissant des marchés liés au COVID-19, aux règles de passation édictées par le code des marchés publics. Nous démontrons aussi comment elle perturbe l’exécution des marchés publics en cours et nous énonçons quelques mesures de préservation du secteur des marchés publics.
Introduction
Tel un maelström, le COVID-19 a bouleversé l’humanité entière autour des lendemains incertains. Plus que le secteur de l’économie, de la santé, de la finance, il n’est pas un secteur qui échappe à l’emprise de l’hydre mortelle. Si des analyses entrevoient, à juste titre, des conséquences dévastatrices de la pandémie dans tous les pans de la vie sociale et économique au Cameroun[1], l’un des secteurs qui échappe encore à toute mise en perspective analytique est celui des marchés publics.
D’après le Code des marchés publics, un marché public est un « contrat écrit (…) par lequel un entrepreneur, un fournisseur, ou un prestataire de service s’engage envers l’État, une collectivité territoriale décentralisée ou un établissement public, soit à réaliser des travaux, soit à fournir des biens ou des services moyennant un prix »[2]. Le décret fixant les règles communes applicables aux marchés des entreprises publiques[3] ajoute un élément de définition fondamentale relatif au facteur temporel : la réalisation « dans un délai déterminé ». On l’aura donc compris, le secteur des marchés publics est régi au Cameroun par deux normes décrétales, l’une applicable aux marchés des établissements publics et des collectivités territoriales décentralisées et l’autre applicable aux marchés des entreprises publiques.
Assurément, le secteur des marchés publics n’est pas de ceux dont on se prêterait intuitivement à une analyse en rapport avec le COVID-19. Et pourtant, les marchés publics sont au cœur de toute la politique de développement et d’accomplissement des services en faveur de l’administration et des populations. A l’épreuve de la pandémie du COVID-19, ce secteur connaît un bouleversement des règles applicables en temps ordinaire. Ainsi, l’on assiste à l’application d’un droit dérogatoire aux marchés publics passés dans le cadre de la riposte gouvernementale à la pandémie et à l’exécution relativement perturbée des marchés en cours de réalisation.
L’application d’un droit dérogatoire aux marchés publics COVID-19
Si les marchés publics demeurent, pour la plupart, soumis aux règles édictées par les codes en vigueur en ce temps de pandémie, il apparaît que les marchés passés dans le cadre du plan national de riposte contre le COVID-19 sont soumis à un régime de droit dérogatoire. Ce régime a été expressément fixé par une correspondance du ministre secrétaire général de la présidence de la République adressée le 07 avril 2020 au ministre de la santé publique, correspondance par laquelle le président de la République autorise « la passation des marchés spéciaux en vue de l’acquisition des équipements, des consommables et la réalisation des prestations ». Au delà, le président de la République exonère le paiement « de la taxe sur la valeur ajoutée et les droits de douane sur tous les équipements et consommables acquis » pour les besoins de la lutte contre la pandémie.
S’il est déjà malaisé d’admettre une dérogation, par simple correspondance, au code des marchés publics édicté par décret, l’application de ce cadre juridique exceptionnel emporte deux conséquences : d’une part, la soustraction des marchés COVID-19 à toutes les procédures de passation des marchés publics, en l’occurrence la procédure exceptionnelle de gré à gré qui aurait pu être appliquée, « l’urgence impérieuse motivée par les circonstances imprévisibles ou par un cas de force majeure »[4] étant constitué; d’autre part, la confusion avec les « marchés spéciaux », qui désignent exclusivement les « marchés relatifs à la défense nationale, à la sécurité et aux intérêts stratégiques de l’État ». Ces marchés comportent des clauses secrètes pour des raisons de sécurité et d’intérêts stratégiques de l’État et échappent, par ce fait même, à l’examen de toute commission des marchés publics et au code des marchés publics[5].
Il est fort à craindre, qu’en application de ce régime juridique dérogatoire, les marchés passés dans le cadre de la lutte contre le COVID-19 soient négociés, attribués et signés dans l’opacité la plus totale ouvrant la brèche à des détournements de biens publics sous fond de surfacturation des commandes. On le voit déjà avec ce « bon de commande administratif », objet de toutes les polémiques, signé pour la fourniture du matériel médical arrêté à la somme de 351.150.000 FCFA[6]. Au-delà de la justification de la mise en œuvre d’un droit dérogatoire, la pandémie du COVID-19 n’est pas sans conséquence sur l’exécution des marchés publics qui demeurent relativement perturbée.
L’exécution relativement perturbée des marchés publics en cours de réalisation
Il est important d’indiquer d’emblée que le droit des marchés publics reconnaît et aménage des situations dans lesquelles l’exécution des marchés peut être perturbée en raison du fait du prince[7], de l’imprévision[8] ou de la force majeure[9]. Ces trois hypothèses peuvent être convoquées dans l’exécution des marchés publics en cours au Cameroun, à charge pour la partie au contrat qui l’invoque de le démontrer. Néanmoins, en dépit de l’assouplissement de quelques mesures de restriction décidé par le gouvernement le 30 avril 2020, l’on peut entrevoir une exécution relativement perturbée de certains marchés publics en cours de réalisation. D’abord, le maintien de la mesure de fermeture des frontières terrestres, aériennes et maritimes n’est pas sans impact dans l’exécution des travaux publics de grande envergure nécessitant l’importation des intrants et du matériel. Bien plus, l’indisponibilité de ce matériel en raison du ralentissement de la production mondiale n’est pas à exclure. Ensuite, le maintien de l’interdiction des rassemblements de plus de 50 personnes met en mal l’exécution des chantiers mobilisant un nombre important de personnes. Dans ce contexte, les retards dans l’exécution et la livraison de certains marchés est à envisager. Enfin, il paraît évident que le paiement, dans les délais, des marchés exécutés demeure compromis en raison des tensions budgétaires générées par la situation exceptionnelle de crise. Il s’en suivra inéluctablement des conséquences pour les cocontractants dans le respect de leur engagement bancaire.
Afin de préserver le secteur des marchés publics et les finances publiques, il serait souhaitable que les marchés COVID-19 passés sous le couvert d’un régime de droit dérogatoire soient clairement audités par les instances compétentes de l’État (la CONAC, le CONSUPE, une commission d’enquête parlementaire) pour les besoins de transparence et en cas de malversations constatées, que les auteurs soient sévèrement punis. Aussi, il serait souhaitable que les mesures restrictives encore en vigueur soient progressivement levées et que l’État soutienne financièrement les entreprises engagées dans l’exécution des marchés publics.
[1] Dans un rapport publié par le Groupement International du Cameroun (GICAM) le 22 avril 2020, il ressort que
« 92% des entreprises ont déclaré que la pandémie du COVID-19 a un impact très négatif (52%) ou négatif (40%) sur les activités. Les PME et les entreprises de service sont les plus affectées. La proportion des PME ayant déclaré être impactées très négativement est plus élevée (61%) que celle des grandes entreprises (27%). De même, 58% des entreprises de service ont déclaré subir très négativement les effets de la pandémie du COVID-19 contre 38% chez les entreprises industrielles ». Rapport disponible sur www.legicam.cm, consulté le 06 mai 2019.
[2] Article 5.w du décret n°2018/366 du 20 juin 2018 portant code des marchés publics.
[3] Décret n°2018/355 du 12 juin 2018 fixant les règles communes applicables aux marchés des entreprises publiques.
[4] V. Article 104 (c) du code des marchés publics du 20 juin 2018.
[5] V. Article 71(1) et (2) du code des marchés publics du 20 juin 2018.
[6] Il s’agit du bon de commande administratif n°0126/020/MINSANTÉ/COVID du 09 avril 2020.
[7] On parle d’aléa administratif, c’est-à-dire toute décision ou comportement de l’administration qui tend à alourdir l’exécution du contrat en causant un préjudice à son cocontractant.
[8] On parle d’alea économique. V. CE 30 mars 1916, compagnie générale d’éclairage du gaz Bordeaux.
[9] Il s’agit de tout événement extérieur, imprévisible et irrésistible qui rend l’exécution du marché impossible.
Steve TAMETONG is a Senior Analyst, Deputy Director of Democracy and Governance Division at the Nkafu Policy Institute of the Denis & Lenora Foundation. He holds a Ph.D. in Public Law from Dschang University. He also holds a Ph.D. in Governance and Regional Integration from the Institute of Governance, Humanities and Social Sciences of the Pan-African University (African Union).
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