Par MELOUPOU Jean Pierre Docteur Capitaine de Vaisseau ,Psychologue, Expert en Stratégie et Défense (Pdf Version)
Introduction
Il est opportun de nos jours de porter un regard croisé sur la stratégie d’intervention au Covid-19 en Afrique. A quelques nuances près, les stratégies d’intervention des Etats africains touchés par la pandémie sont centrées sur la distanciation sociale, l’hygiène de vie et les soins administrés sous fond de communication de santé. Dans cette étude, nous analyserons le contexte géostratégique de l’Afrique en pleine pandémie, la stratégie de lutte anti-pandémique en rapport avec la stratégie de défense nationale pour en dégager des défis à observer.
1- Le contexte général africain
Le Covid-19, maladie infectieuse à coronavirus, découverte à Wuhan en Chine en novembre 2019 est devenue une pandémie qui menace l’humanité. La mondialisation qui caractérise les interactions entre les nations a favorisé l’extension de la pandémie qui est devenue mondiale, n’épargnant aucun pays. Le théâtre géographique africain, touché par la pandémie, se présente comme un champ épars où chaque pays se débat pour prévenir, contenir ou soigner les malades infectés.
Malgré l’adage de « l’union fait la force » et le partage du sentiment selon lequel même dans la forêt profonde, quand on est ensemble on a peur de rien, force est de constater que six mois après la découverte de la pandémie, l’Union Africaine et ses Entités sous régionales (CEEAC, SADEC, EAC, UMA, CEN-SAD, CEDEAO)[1] contemplent la situation sous les pôles de renfermement stratégique et de la dépendance intégrale.
Le renfermement stratégique sur les systèmes politiques post-coloniaux est centré sur la dépendance politique des Etats, contrôlée et entretenue par les Puissances colonisatrices. Cette dépendance fragilise l’émergence démocratique et favorise les conflits liés à la lutte pour le pouvoir, à des contestations des pouvoirs en place sous fond d’élections au processus organisationnel non unanimement partagé. Ainsi, Edem Kodjo (2013, p.9) relève que « l’occurrence des crises et des tensions répond à une logique interne liée à la faiblesse des systèmes démocratiques des Etats africains, à la contestation des commissions électorales ».
Le pôle de la dépendance économique est greffé sur les modèles euro-américano-chinois de développement qui enferme l’édifice social africain fragilisé sur la mendicité et l’incapacité pour les intellectuels de concevoir et de mettre en œuvre des projets professionnels. A cette heure de la menace épidémique dont la psychose est accrue par les insuffisances en moyens et les limitations des plateaux techniques dans la plupart des pays africains, il est étonnant de constater que certains efforts faits par des jeunes chercheurs pour l’amélioration des capacités en couveuses et respirateurs au profit des malades à oxygéner ne sont pas encouragés.
2- Le regard stratégique sur la pandémie et la défense nationale
Dans son sens courant, le mot stratégie s’emploie quand on veut évoquer un plan pour résoudre un problème complexe. Poirier (1991, p.10) note que « si tout le monde pense stratégiquement, chacun a tendance à avoir sa propre définition de la stratégie et à y mettre le contenu qui lui revient ». Ce risque d’une définition à dessein entraîne le désordre sémantique qui peut conduire à des stratégies d’intérêts liés au détriment de l’intérêt général. Une stratégie doit comporter le besoin intellectuel de rationaliser l’action à réaliser, de soumettre les opérations intellectuelles à des principes et règles qui, appliqués dans un environnement conflictuel, complexe et contraignant, permettent de bien penser et de bien planifier dans un brouillard d’incertitudes. Williams (1962, p.18) y voit « un plan si complet qu’il ne peut être déjoué par les actes de l’ennemi ni par la nature, car tout ce que l’ennemi ou la nature peut choisir de faire et tous les actes que vous pouvez accomplir sont déjà intégrés dans le plan d’action».
Combinant ces définitions avec celles qui la voient comme un art et une science, nous redéfinissons la stratégie comme un ensemble des mécanismes qui visent à rationaliser le champ de conflit et à étudier les mécanismes pouvant être mis en œuvre pour atteindre des objectifs définis à l’avance par l’organisation sociale, avec l’emploi des ressources humaines et matérielles dans un meilleur rapport cout /efficacité. Partant de cette définition, peut-on parler de la stratégie de défense nationale contre le Covid-19?
Le Covid-19 est une agression virale qui interpelle tout individu au mécanisme de défense pour la survie. Du fait de sa brutalité d’apparition et de sa violence symptomatique sur l’individu, les Etats conviennent de situer le Covid-19 soit dans la crise sanitaire, soit dans la guerre de santé.
La stratégie dont il s’agit pour les Etats africains est une stratégie de défense sanitaire qui met les experts de santé au premier plan de lutte pour protéger la population.
Du fait de la diversité d’effets liés aux mécanismes de lutte qui imposent le confinement, et des blocages d’activités empiétant sur la vie de la Nation, la menace du Covid-19 devient un problème de sécurité publique et de défense nationale. La défense renvoie à l’ensemble des mesures destinées à prévenir, déjouer, contrecarrer les menaces, annuler ou atténuer leurs effets. Au Cameroun, la loi portant organisation de la Défense nationale précise que «la défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité de l’Etat, dans le cadre de la Souveraineté nationale » (Loi 67 /LF/9, article 1er).
Dans le contexte de la défense nationale, le Covid-19 implique des actions sanitaires et de protection civile contre le risque majeur avéré et ses incidences sur les secteurs de l’économie nationale: le blocage temporaire des activités de production va entrainer la récession économique dans plusieurs Etats. La pandémie interpelle en première ligne le personnel de santé et en second ressort l’ensemble des citoyens, les administrations publiques et privées et les Forces de Défense.
Les Forces de Défense disposent des hôpitaux de santé et participent à la mise en œuvre des mesures de défense et de protection civile. Cependant, le paradoxe qui réside dans leur emploi en période de confinement et de distanciation est un problème à résoudre. Pour préserver la vie des soldats, en rapport avec les mesures prescrites, les Forces doivent se réorganiser, éviter les grands rassemblements et opérer en organique ou en opération par groupes restreints.
Cette modalité organisationnelle des militaires est difficilement concevable dans les bateaux de la Marine nationale où se concentrent des équipages par centaines. Leur vie en ambiance resserrée est à haut risque en période de pandémie; l’emploi opérationnel des bâtiments de guerre à faibles effectifs à l’instar des petites vedettes de surveillance et de combat apparaît adapté.
Outre les effets mortels semblables à ceux d’une guerre conventionnelle, le Covid-19 reste une maladie virale. Les termes de pandémie, de catastrophes et de crise sanitaires sont mieux appropriés que celui de guerre sanitaire. L’octroi du concept de guerre à la pandémie peut conduire à lui attribuer des modes d’action stratégiques militaires dans la lutte et dévier les acteurs de santé des véritables idées de manœuvre dans la stratégie de lutte.
La guerre est un conflit violent entre des entités sociales antagonistes et résulte de la volonté des belligérants qui peuvent choisir entre le règlement pacifique des différends et le conflit armé. En guerre les belligérants se connaissent et chacun affûte ses armes suivant la stratégie de l’autre. En outre, les actions des médias sont très contrôlées aux niveaux stratégiques et opérationnels pour le moral de la troupe, alors qu’en situation de pandémie, les médias ont d’autres objectifs. Pour le Covid-19, les messages portant sur la propagation de la pandémie, sa violence, la distanciation sociale, l’hygiène de vie, le confinement et ses effets sont déterminants. Tandis que le stress ou la psychose réduit la capacité du militaire au combat, la psychose du Covid-19 est un déterminant psychologique qui mobilise le mécanisme de défense contre la maladie et pour la survie: la diffusion des effets mortels organise nos consciences sur sa dangerosité et incite à l’application des mesures instruites.
3- Les perspectives stratégiques
Pour se défendre contre les pandémies et la dépendance politico-économique, l’Afrique doit exploiter localement ses ressources humaines, agricoles, végétales, minières et ses espaces maritimes pour booster ses économies et soutenir les souverainetés nationales. Des défis informationnel, économique, technologique, psychologique, sécuritaire et organisationnel interpellent les Etats du continent dans la gestion de la pandémie et dans l’organisation stratégique.
3.1 Le défi informationnel
Au plan informationnel, la médiatisation de l’information constitue le plus grand moment explicatif de la pandémie et de la mobilisation sociale. Elle permet de sensibiliser et d’imposer des habiletés indispensables pour la santé des populations. Ainsi, la diffusion des informations quoiqu’anxiogènes (nombre d’infectés et de morts) éveille les consciences sur la dangerosité du Covid-19 et incite l’instinct de conservation et de survie à l’observance des mesures édictées. La sous-information qui consiste à la rétention de l’information et la mal-information peuvent composer la rumeur et relativiser l’observation des mesures contraignantes. A la différence des communications de guerre qui peuvent démobiliser la troupe, la communication de crise du Covid-19 est spécialisée dans son sens tardien du « valium du peuple » [2] pour mettre en exergue les influences qu’elle exerce sur les masses et les pousser à la protection-défense. Pour mieux sensibiliser, la communication doit étaler les phases d’importation, d’extension, de généralisation et de fin de pandémie.
3.2 Le défi technologique et de veille sanitaire
Les pays africains ne sont pas des déshérités de la technologie. Il y a beaucoup des diplômés des grandes écoles et des universités en chômage; parmi eux existent de nombreux biologistes et médecins qui n’ont pas d’emplois et sombrent dans l’oisiveté. Emtcheu et Meloupou (2003, p.32) notent que « cette situation et bien d’autres sont à l’origine de la fuite des cerveaux vers d’autres continents (Amérique du Nord et Europe occidentale) ». Cette fuite des cerveaux doit être freinée par l’emploi des ressources humaines formées, l’adaptation des acquis technologiques à nos besoins et l’optimisation du savoir-faire de l’africain, en collaboration avec les paysans qui disposent d’expériences exploitables. Les recherches dans la pharmacologie et la pharmacopée moderne et traditionnelle doivent mobiliser l’attention des chercheurs nationaux avec l’encouragement des pouvoirs publics aux initiatives technico-médicales innovantes. Dans cette optique, l’esprit de recherche qui a conduit Madagascar à produire le «Covid organics» contre le Covid-19 est à encourager, en attendant son homologation par l’OMS.
Parallèlement à la recherche technologique, une veille sanitaire de niveau stratégique consistant à rassembler passivement et activement des informations stratégiques et opérationnelles dans le monde doit être instituée au niveau structurel de Santé pour aider les autorités nationales dans la prise éclairée des décisions.
3.3 Le défi psychologique
Le premier défi psychologique est la transformation des mentalités. Les africains dans la lutte contre les pandémies doivent savoir que dans l’apothéose de la géostratégie, celui qui ne produit pas consomme, se situe dans l’assistance perpétuelle et perd en souveraineté. Un système de mentalités plus dynamique intégrant la transformation de tous les acteurs sociaux en véritables acteurs de développement s’avère indispensable. La méthode, les moyens et la sensibilisation sont les déterminants de cette restructuration mentale, au-delà des discours dont l’improductivité reste avérée dans la plupart des Etats.
Le deuxième défi psychologique réside dans la formation des psychologues et la vulgarisation de leur emploi car les mesures contraignantes instruites pour faire face à la pandémie exigent l’adaptation aux comportements nouveaux, laquelle doit être facilitée par les psychologues. Leur présence est également indispensable pour le soutien dans l’anxiété du confinement, l’accompagnement des malades isolés et la préparation du retour à la situation normale.
3.4 Le défi de sécurité et de sûreté
En période de pandémie, la sécurité des personnes et des biens risque d’être reléguée au second plan. Face à l’insécurité probable, les Forces de Sécurité devront être réorganisées et rééquipées par groupes restreints, avec des tenues adaptées en conséquence. En cas de nécessité, le Président de la République peut actionner l’Etat d’urgence prévue par la loi pour assurer les instructions de défense et de protection des populations ainsi que la continuité de la vie de la Nation.
En vue de garantir la sécurité et la sûreté des personnels soignants et des malades, les hôpitaux doivent être équipés convenablement. Les personnels de santé opérant en première ligne doivent disposer des tenues conformes aux circonstances pour soigner les malades avec les risques minimisés d’exposition à l’infection. Cette posture de sûreté renforce leur moral et leur capacité dans l’action car le déni de sûreté peut en réalité conduire à différents jeux de rôles et à l’évitement.
3.5 Le défi organisationnel
L’organisation de la lutte contre le Covid-19 doit être coordonnée et centrée sur les modes d’action stratégiques et opérationnels présentés sur le tableau épidémiologique suivant, comprenant les quatre phases de la pandémie (MSS, 2020) avec leurs caractéristiques. En cas de réversibilité de la situation en phase quatre, le processus peut être relancé pour un meilleur suivi à partir de la première phase pour stopper la pénétration.
Phases | Période | Caractéristiques | Modes d’action stratégico-opérationnels |
Phase 1 | 02 à 06 semaines | – Importation du virus; – Premières pénétrations; – Premiers contacts entre porteurs et populations;
– Symptômes plus ou moins marqués de la pandémie. |
– Veille sanitaire – Détection des cas suspects – Isolement de cas confirmés – Traçage des contacts – Recherche et confinement des cas – Sensibilisation – renforcement des capacités de santé en personnels, plateaux techniques, moyens de sûreté, de dépistage et de prise en charge – Mise en place de certaines mesures restrictives et des mesures coercitives de prévention et de lutte. – Fermeture des établissements scolaires. |
Phase 2 | 02 à 08 semaines | – Présence simultanée du virus dans plusieurs foyers de contamination sur le territoire;
– Effets symptomatiques plus ou moins marqués avec quelques morts frisant une violence limitée. |
– Poursuite de l’endiguement de la pandémie-isolement des foyers ou villes infectées des autres secteurs géographiques (confinement partiel des zones) – Blocage d’entrée du virus dans les régions non infectées – Prise en charge multifonction – suivi administratif et psychologique des cas confinées – Redéploiement des Forces de Défense pour sécurisation des personnes et des biens – poursuite de la sensibilisation – Mobilisation collective des professionnels de santé (médecins de ville, établissements de santé, établissements médico-sociaux) – Restrictions de circulation – Encouragements à l’utilisation des transports individuels – Fermeture des bars, restaurants, et commerces non-essentiels – incitation à l’emploi réduit par quart (chômage partiel) – Mesures d’accompagnement par l’Etat pour la réduction des effets de la pandémie sur les populations et pour assurer la continuité de la vie de la Nation. |
Phase 3 | 02 à 03 mois | – Présence, circulation libre du virus sur toute l’étendue du territoire national. | – Poursuite renforcée des modes d’action de la phase 2 – Confinement partiel contrôlé ou total des populations pour limiter la généralisation de la pandémie. |
Phase 4 | 01 à 12 mois | – Réduction significative des cas;
– Fin de la pandémie avec l’existence d’éventuelles poches d’infections. |
– Déconfinement- Suppression progressive des restrictions – Retour progressif à la normale – Veille sanitaire pour empêcher la relance épidémique – Lancement ou poursuite du programme national de recherche spéciale sur la pharmacopée et la pharmacologie (traitements-vaccins) – Evaluation et recommandations stratégiques pour le court, moyen et long termes. |
Tableau des modes d’action stratégiques et opérationnels contre le Covid-19. Source: l’auteur
Conclusion
La défense sanitaire face aux pandémies ne peut pas être assurée sans une véritable pensée stratégique. Les pays africains ont entre leurs mains leur destin de santé qui conditionnera leur développement harmonieux, même si l’appui des grandes Puissances leur est provisoirement indispensable. Telle est notre approche et nous avons lancé les bases essentielles d’une orientation des recherches sur la stratégie de santé centrée sur des grands défis à résoudre.
A leading African think tank with a mission to provide independent, in-depth and insightful policy recommendations that allows all Africans to prosper in free, fair, democratic and sustainable economies.
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